Journal des Futurs #12 : Aurions-nous oublié que l’Histoire est tragique ?

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Raymond Aron avait eu ce mot cruel à l’endroit de Valéry Giscard d’Estaing, jeune président de la République auquel la vie semblait sourire : « Il ne sait pas que l’Histoire est tragique« . Cette sentence sonnait comme un appel à une prise de conscience impérieuse de la part de ses contemporains qui avaient tendance à penser que la démocratie libérale avait pacifié le monde dans sa globalité, au nom d’une Histoire débarrassée de sa charge émotionnelle tragique.

Raymond Aron définit la conscience historique comme la capacité à accéder à sa propre dimension historique par la conscience de son passé, indispensable pour comprendre ce que l’on est. Quant au « tragique », il « décèle également un sentiment d’impuissance, où l’intervention de l’homme ne peut rien modifier dans le cours des événements ». 

L’exécutif à la manœuvre.

Du côté du philosophe, que de méfiance vis-à-vis de l’Histoire : passé trop pesant ?  Pessimisme contemporain ? Regard critique ? 

Du côté de l’exécutif : conception trop sereine du monde ? Illusion de pouvoir tout arranger ? Ou trait de caractère positif, en contrepoint d’une opinion globalement pessimiste ? 

De tous les présidents de la Vème République, Valéry Giscard d’Estaing est le seul à avoir explicitement considéré le passé comme un poids dont il faut se libérer : à l’occasion de ses vœux télévisés de l’année 1977, il affirmait alors que nous ne devions pas nous laisser « accabler par les rhumatismes de l’Histoire. ».

Les autres présidents assignent à l’Histoire une fonction pédagogique, voire thérapeutique, depuis le général de Gaulle évoquant la grandeur passée alors que le pays doit faire le deuil de son Empire colonial, jusqu’à Nicolas Sarkozy pour qui l’évocation des heures glorieuses doit conjurer le spectre du « déclinisme » et « réenchanter » l’histoire nationale. François Hollande, pour sa part, s’est adapté selon les commémorations et l’actualité politique, privilégiant les images en matière de « communication sur l’Histoire ». Même s’il reconnaîtra à l’occasion de la rédaction de ses mémoires que : « Présider la France, c’est épouser son malheur (…) accompagner le long cortège de nos défunts. C’est prendre à sa charge la tristesse de la nation. ». Quant à Emmanuel Macron, en fidèle disciple de Paul Ricoeur, il semble vouloir marquer son quinquennat par une approche plus romanesque du récit national en tentant de construire une conscience de ce qu’est l’appartenance à la France. Alors même qu’il confiera : « Ce qui me rends optimiste, c’est que l’Histoire que nous vivons en Europe redevient tragique. ». Ajoutant « Ce vieux continent de petits-bourgeois se sentant à l’abri dans le confort matériel entre dans une nouvelle aventure où le tragique s’invite.»

Les stigmates de l’Histoire.

En effet, la grande comme la petite Histoire prend souvent des allures de spectacle tragique, dans laquelle règne une violence aveugle. La vie n’est pas sans épreuves, souffrances, douleurs. Pas un individu, pas une société, n’y échappe. L’épreuve collective que nous vivons, les drames personnels que nous subissons, l’engagement de ceux qui sont en première ligne sur les “fronts”, nous le rappellent tous les jours. Aucun “opium” ne devrait nous le faire oublier, surtout en cette période où la pandémie entraîne la troisième et plus grave crise économique, financière, écologique, sociale du XXIème siècle, après les attentats du 11 septembre 2001 et la crise financière mondiale de 2008 : une crise historique du capitalisme et, sans doute par effet de contagion, de la démocratie libérale.

Ce qui laisserait entendre que l’Histoire n’est digne d’être retenue que lorsqu’elle est tragique, car trop souvent assimilée aux seuls évènements funestes que nous retenons.

Le tragique : produit de la condition humaine.

Ce tragique prend bien sûr des formes différentes, en fonction des aléas ou des nécessités de l’Histoire. Toute époque est sans doute tragique, mais toutes ne le sont pas de la même façon. Qu’y a-t-il de plus effrayant dans la nôtre ? Sans doute le péril écologique ou environnemental, comme une nouvelle finitude : non plus celle de l’individu, la mort, mais celle de la planète et de notre civilisation, l’anéantissement.

A n’en pas douter, l’Histoire de l’humanité est à nouveau marquée par la violence, la guerre et la mort, comme s’il s’agissait de l’unique loi qui régit les relations entre les hommes et les Etats.

Mais si la condition humaine est, par essence, tragique, elle n’est pas pour autant condamnée au désespoir et à l’absurde.

Risque zéro et fin de l’Histoire : gare aux utopies.

Il y a un moment, pourtant, où les hommes prennent la dimension de leur destin. Le Président en fonction, qui vient de vivre une « annus horribilis » et qui tente désespérément de coaliser autour de la France une Union nationale sacrée, est désormais un homme qui sait que la frontière entre l’ordinaire et le tragique est bien mince. 

Bercées par les illusions de la prospérité et du modernisme, certaines que le temps des révolutions et des grandes guerres était passé, les démocraties ont relâché leurs efforts et n’ont vu venir ni le terrorisme, ni la guerre économique, ni l’émergence des risques climatiques ou pandémiques. Et si nous avons bien le sentiment d’être les acteurs de notre histoire individuelle ou collective, nous n’avons pas toujours l’impression d’en être les auteurs et d’en maîtriser le cours. Il n’est pas rare que les événements nous dépassent et que l’Histoire nous échappe.

En réalité, à rechercher éperdument le risque zéro, à nier toute sacralité et à fuir la mort, nos sociétés ont oublié combien l’Histoire demeure tragique, qu’elle est faite de violences et de sacrifices. 

Mais le risque zéro n’existe pas : c’est une dangereuse illusion. Le principe de précaution l’est tout autant, quand il estsous-tendu que tout accident devient impossible lorsqu’on agit avec suffisamment de précaution. Derrière cette utopie d’une société sans risque, il y a l’utopie d’un monde sans politique et, en filigrane, l’idéologie de « La fin de l’Histoire ».

« La fin de l’Histoire est arrivée« , disait-on lorsque le Mur de Berlin est tombé en 1989. Or, l’histoire est repartie de plus belle. Déjà les marxistes annonçaient la fin de l’Histoire dans la société sans Etat après la phase de la « dictature du prolétariat ». Qu’importe que la fin de l’Histoire soit désormais une thèse libérale et non plus marxiste, où l’Etat, au lieu de se dissoudre dans le peuple, se dissout dans le marché. L’idée est la même : il viendrait un moment où l’Histoire cesserait forcément d’être tragique. 

Pour dire de l’Histoire qu’elle est tragique, il faut donc se refuser à considérer les événements ordonnés par un sens ou une destination.  C’est l’approche de Machiavel pour qui l’histoire n’a pas de sens, car elle est le théâtre de passions qui se répètent sous de multiples travestissements : « En réfléchissant sur la marche des choses humaines, j’estime que tout le monde demeure dans le même état où il a toujours été de tout temps ; qu’il y a toujours la même somme de bien et la même somme de mal ; mais que ce mal et ce bien ne font que parcourir les divers lieux, les diverses contrées. » 

                                                             *       *      *

Le caractère tragique de l’Histoire est donc une constante qui marque le long cheminement de notre humanité. Elle est le fruit d’une profonde sédimentation et constitue une invariante qui s’est forgée au fil du temps, et a façonné nos sociétés.

Cheminant de « tragique » en « tragique », l’histoire semble ce-faisant nous conduire à une « dissolution de l’homme moyen » cher à l’historien des religions Jean Delumeau. Ne laissant alors plus apparaitre que des héros ou des lâches, sans possibilité d’un entre-deux. L’univers du juste milieu et des demi-teintes, qui est le nôtre d’ordinaire, se trouve alors brusquement aboli. 

François Naudin
Membre de Synopia

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