Journal des futurs #110 – Relever et gagner collectivement les prochains défis stratégiques

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Livre Blanc : spécial élections européennes 2024
Comment faire mieux avec l’Europe ?

RELEVER ET GAGNER COLLECTIVEMENT LES PROCHAINS DÉFIS STRATÉGIQUES

Éric AUTELLET, Général d’Armée aérienne (CPN)
Ancien Major général des Armées,
Membre du Haut Comité à l’Évaluation de la Condition Militaire

Depuis 2022 s’est opérée une relance de l’Europe de la défense sans précédent sous le prisme du développement de son autonomie stratégique face à la détérioration du contexte sécuritaire. Agissant comme un révélateur de nos vulnérabilités collectives, la guerre en Ukraine offre aujourd’hui une fenêtre d’opportunité pour aller au-delà des actions déjà engagées, notamment avec la « boussole stratégique ». Pour fédérer, l’action de l’UE doit se traduire par des développements tangibles, afin de renforcer une solidarité de fait entre les États membres, de réduire les divergences persistantes d’appréciation des menaces et renforcer le domaine de la défense.   

  1. Développer une culture stratégique commune  

L’Union européenne s’inscrit aujourd’hui dans un contexte international sans précédent. Le risque d’aggravation des conflits et des tensions internationales doit conduire l’UE à poursuivre ses efforts pour être capable de faire face à ces nouvelles menaces. Le renforcement d’une culture stratégique commune et la mise en place d’un pilotage politique à la hauteur des ambitions sont des prérequis pour assoir une Europe plus forte, souveraine et solidaire. Au-delà des objectifs fixés par la « boussole stratégique », la crise offre l’opportunité d’orienter les travaux vers un exercice de réflexion sur l’approfondissement de la souveraineté européenne et sur la défense d’intérêts stratégiques communs.   

Il serait ainsi utile de faciliter les prises de décision en identifiant les domaines pertinents pour proposer un système de décision par abstention constructive en lieu et place de l’unanimité, permettant à un État membre de ne pas se positionner tout en acceptant une prise de décision.   

Il serait aussi utile, comme l’a rappelé le Président lors de son discours à la conférence des ambassadeurs de 2019, de créer un Conseil de sécurité européen permettant d’assurer un pilotage politique en matière de sécurité et de défense, et qui inclurait des États européens non-membres de l’UE, notamment le Royaume-Uni et la Norvège.

  1. Consolider dans la durée la base industrielle et technologique de défense européenne   

Pour renforcer sa souveraineté et assumer ses responsabilités quelles que soient les circonstances, l’UE doit réduire ses dépendances capacitaires. À ce titre, la concrétisation du Fonds européen de défense (FED) a grandement contribué à combler certaines lacunes dans le secteur de la défense. Il faut maintenant développer la stratégie industrielle de la Commission pour renforcer l’autonomie stratégique de l’Europe dans les domaines de la santé, de la défense, de l’espace, du digital (clouds européens), de l’accès aux matières premières, et permettre également la poursuite des consolidations des industriels de défense européens.   

Pour la défense, il faudrait disposer, à l’image de ce qui se fait dans la santé, d’une autonomie dans l’accès aux matières premières et aux nouvelles technologies nécessaires à l’élaboration des systèmes de défense. La constitution de stocks stratégiques passera ainsi par l’identification des matières premières critiques, la réduction de nos dépendances, le renforcement de l’approvisionnement européen sur le marché intérieur, la diversification des sources d’approvisionnement hors UE et le soutien d’investissements privés bien ciblés.  

Par ailleurs, et au-delà d’une « préférence européenne » – qu’il ne faut pas nommer – pour des acquisitions de défense européennes, l’adoption d’un budget ambitieux pour le FED contribuera à l’approfondissement de l’autonomie stratégique européenne à travers deux aspects : le renforcement de la base industrielle et technologique de défense européenne (BITDE) et le développement de capacités qui permettront aux Européens de déclencher et de mener des opérations avec une plus grande efficacité. Il faut ainsi explorer les possibilités de développements européens pour combler certaines lacunes capacitaires comme les drones, le transport stratégique hors gabarit, le transport aérien médian (projet de futur cargo tactique médian), les hélicoptères lourds et le ravitaillement en vol.   

Dans le domaine du contrôle des investissements étrangers, il faut offrir aux États membres davantage d’outils réglementaires pour limiter l’influence d’acteurs extra-européens sur les entreprises établies dans l’Union, sans affaiblir les règlementations nationales existantes. Le règlement sur le contrôle des investissements étrangers, qui est entré en vigueur en 2019 et a pour but de protéger les intérêts essentiels de l’Union face aux acquisitions étrangères susceptibles de menacer la sécurité ou l’ordre public, établit aujourd’hui un cadre de coopération entre les États membres et la Commission pour échanger des informations et des avis sur les investissements étrangers. Il ne remplace pas les mécanismes nationaux de contrôle, mais les complète et les harmonise. Le retour d’expérience à propos du règlement sur le contrôle des investissements étrangers est encore limité, car il n’est pas encore pleinement opérationnel. S’il a déjà permis, au niveau européen, de renforcer la coordination et la sensibilisation sur les risques potentiels liés aux investissements étrangers, il s’agit de prendre en compte pleinement tous les enseignements et d’en adapter les modalités.   

  1. Développer nos capacités d’action dans les nouveaux domaines de conflictualité  

Pour défendre la paix et la sécurité mondiale, comme pour se protéger, les capacités d’engagement opérationnel de l’UE doivent s’étendre aux nouveaux domaines de conflictualité – espace et champs immatériels. Il s’agit alors de profiter des révolutions numériques (IA, data, quantique) pour aller chercher une souveraineté numérique. Celle-ci sera conditionnée par deux enjeux majeurs – le Cloud et la gouvernance des données – et ne pourra être atteinte qu’en soutenant d’ambitieuses initiatives structurantes et en s’impliquant fortement dans le champ capacitaire, ainsi que dans les domaines de la cybersécurité, de l’innovation et de la formation.   

Dans le domaine de la cybersécurité, il faut disposer de moyens numériques européens souverains60 de gestion de crise, adaptés à des typologies d’événements très variés (crises numériques comme non-numériques). La réactivation de l’initiative européenne sur l’EIF (European Interoperability Framework) qui visait à promouvoir l’interopérabilité entre les services publics européens, sous la forme de l’« Interoperable Europe Act » voté début février 2024 met l’accent sur l’ouverture et la gestion de l’information, la portabilité des données, la gouvernance de l’interopérabilité et la prestation de services intégrés. Cette initiative encourage le développement de démonstrateurs et de plateformes innovantes fondées sur l’open-source. Cela devrait soutenir les éditeurs européens en leur donnant des lignes directrices pour créer des solutions qui sont non seulement innovantes mais aussi conformes aux standards européens d’interopérabilité, ce qui est crucial pour le marché unique numérique européen et contribuera à la création d’un référentiel européen de logiciels libres d‘intérêt stratégique.   

La création d’une agence européenne de certification des informations afin de lutter contre la manipulation (deep fake) permettrait de reprendre la main sur les couches sémantiques et cognitives du cyber espace avec un renforcement des lois anti-fake news, la conception d’outils européens de fact checking et la promotion de la signature numérique ainsi que l’inscription des informations essentielles/sensibles sur une blockchain européenne.   

Dans le domaine de l’innovation, un effort particulier devra être fait par l’Europe pour ne pas se laisser déclasser dans les domaines de l’Intelligence Artificielle (IA) et de l’informatique quantique.  Notamment, elle devra structurer durablement la communauté européenne de l’IA en associant aussi bien des entités publiques régaliennes que des entreprises privées autour d’un cœur scientifique constitué d’instituts universitaires hautement qualifiés (INRIA, CNRS, DFKI, MPI, etc.).   

En matière de calcul haute performance, il faut poursuivre activement l’initiative EuroHPC (anciennement PRACE) et passer rapidement à l’échelle industrielle. Il faut également soutenir l’initiative EPI (European Processor Initiative) de développement et production d’un processeur hautes performances européen susceptible de fédérer les énergies autour d’un vecteur clef de souveraineté dans le monde numérique.   

La 5G sera probablement à terme l’unique vecteur capable de mettre en synergie un ensemble de technologies qui arrivent simultanément à maturité telles que l’internet des objets, le Cloud Computing, le Big Data, l’intelligence artificielle, la réalité virtuelle, la réalité augmentée. Plusieurs cas d’usages prospectifs mettant en scène la 5G dans le milieu de la défense sont pertinents et plausibles : la télémédecine et l’utilisation de capteurs de santé, les convois autonomes et l’appui logistique au combat, l’optimisation de la chaîne de soutien et les entrepôts connectés, la robotique autonome, la sécurité des réseaux dans le cadre d’activités de renseignement, etc. Si sur le plan technique, normatif et fréquentiel, l’UE a pris toute une série de mesures qui figent la feuille de route 5G pour la décennie à venir, sur le plan politique et industriel, une harmonisation des pratiques face à la situation de plus en plus monopolistique des opérateurs et équipementiers chinois Huawei et ZTE devient urgente.   

Dans le domaine de la formation et des compétences, une politique volontariste de formation aux techniques et savoir-faire numériques s’impose. Le volet éducation, culture et formation au numérique tout au long de la vie doit impérativement être développé pour accroître la résilience citoyenne, couvrir les besoins et faire émerger des talents. Sur le modèle de l’Académie du Numérique de la Défense, il faut développer au niveau européen un continuum numérique allant de l’acculturation aux formations d’experts, et pour la défense, une synergie des écoles militaires et des partenaires extérieurs.   

Enfin, la création d’un « Erasmus numérique » pourra être étudiée. La mise en commun de formations qualifiantes dans les domaines numérique et cyber est une initiative porteuse et encouragera les initiatives de coopérations européennes dans le domaine de la formation aux stratégies et techniques numériques de guerre économique.   

Les institutions européennes ont bien identifié ces problématiques et les enjeux pour la défense sont majeurs. Néanmoins, trois axes mériteraient d’être encore développés :   

  • un corpus législatif européen de référence (rédaction d’un cadre réglementaire de confiance) ;  
  • une politique ambitieuse de soutien aux entreprises à capitaux européens ;  
  • la valorisation et mise en réseau des centres de formation européens.   

Toutes ces actions concourant à la souveraineté n’ont de sens que si elles sont soutenues politiquement dans la durée. Il importera notamment, au-delà des prérogatives de chaque État membre, de sanctuariser un budget dédié aux actions de souveraineté et aux capacités de réponse aux évolutions technologiques portant atteinte à la souveraineté européenne.  

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