#LesBalancessaffolent, Chronique par A. Malafaye

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Retrouvez la chronique d’Alexandre Malafaye sur le site de L’Opinion, via ce lien

31 octobre 2032, 6 heures 20.

Marc a eu 35 ans hier. La soirée était arrosée. Trop ! Installé dans le canapé du salon, il vient d’avaler deux aspirines et attend le café que Samantha, le robot ménager, lui prépare.

« Quelle galère ! » enrage-t-il, les lèvres serrées.

A 6 heures précises, un SSMS (Shouting SMS) lui hurlait qu’il était placé en garde à vue et qu’une équipe de policiers venait le chercher pour le conduire au tribunal. L’instant d’après, le commissariat prenait le contrôle à distance de son domicile, pour verrouiller toutes les issues et l’empêcher de fuir. S’enfuir ? Quelle illusion ! Des caméras à reconnaissance faciale équipaient chaque palier, chaque ascenseur, chaque coin de rue. Ses moyens de communication et de paiement étaient également neutralisés. Compte tenu de la nature des faits qui lui étaient reprochés, la procédure de comparution immédiate devant un juge robot serait appliquée, avec une condamnation automatique à la clé. Depuis l’arrivée des ordinateurs quantiques grand public, on n’arrêtait plus les progrès de l’intelligence artificielle. Pour se défendre, il aurait accès à un service d’avocats virtuels. Les vrais avocats, ceux de chair et d’os, comme les vrais juges, n’étaient requis que pour les affaires criminelles.

Tout ça pour une provocation à laquelle il n’aurait pas dû réagir. Pourquoi avait-il insulté cette grosse femme et donné un coup de pied à ce fichu roquet qui menaçait son bas de pantalon ? Quel idiot !

Comme il n’avait pas d’antécédent judiciaire, il risquait une condamnation maximale d’une semaine d’enfermement à domicile. Ce n’est cependant pas la privation de liberté qu’il redoutait, mais l’obligation de présenter ses excuses aux deux victimes, en direct, sur Justice.Facebook-HyperLive.3D, et de procéder à son autocritique publique. S’il n’était pas jugé assez convainquant par les internautes, la vidéo pouvait rester accessible jusqu’à un an. La honte sociale totale, et un risque considérable pour son emploi.

Samantha le fit sursauter. « Votre café, Marc ! ». Le logiciel vocal du robot présentait un bug persistant et, une fois sur deux, au lieu de la voix sensuelle de Marilyn Monroe, celle de Tarzan l’agressait. Des voix venues d’une époque inconnue aux gens de sa génération, mais qui lui semblait infiniment désirable.

Le café lui éclaircit les idées et son esprit critique fit un bond dans le temps. Comment la société occidentale avait-elle pu dériver à ce point ? Tout avait commencé après les révélations des agressions sexuelles d’un producteur californien et cette campagne d’indignation sur les réseaux sociaux.

C’était il y a quinze ans.

A l’époque, avec ses copains et copines de Fac, ils se déchainaient sur Twitter, sous couvert d’anonymat bien sûr, et ils lançaient aussi des pétitions qui faisait reculer les gouvernements. Le hashtag #Balancetonporc avait fini de les désinhiber. Désormais, ils devenaient redresseurs de tort, ils débusquaient les pervers. C’en était fini du paternalisme et de l’impunité des mâles dominants. La parole se libérait, les salauds de tout poil allaient payer et la démocratie directe triomphait.

Puis, une actualité en chassant une autre, les consciences se détournèrent et le législateur se contenta d’une petite loi de rien du tout pour réprimer le harcèlement de rue. C’était sans compter sur les féministes et la cohorte des moralistes qui eurent une idée de génie : se servir de leur Smartphone porté autour du cou, caméra branchée en permanence, et poster sur Twitter en temps réel les comportements « subversifs » avec les #Prisenflag ou #Bienfaitpourtagueule. Dans un premier temps, cela fit sourire, d’autant que les capacités mémoire limitaient ce type d’usage. Mais les fabricants de Smartphones sentirent qu’il y avait là une fantastique aubaine et, avec l’avènement de la 5G, ils lancèrent une nouvelle génération d’appareils capables d’enregistrer et de stocker dans le cloud sans limite. Conséquence de ce grand progrès, pour se protéger des abus et être en mesure d’apporter des éléments contradictoires, la plupart des honnêtes gens durent s’équiper. Il leur fallait se protéger des images trafiquées et des vidéos contrefaites postées sur le net qui les mettaient – la plupart du temps – injustement en cause. Face à l’ampleur du phénomène, le législateur fut contraint de codifier les infractions filmées (harcèlement, insulte, violence, délinquance, etc.) et d’automatiser les condamnations pour faire. On aurait pu en rester là. Mais la voix des moralistes et celle de l’indignation publique étant toujours plus forte que la raison, en 2025, la Loi finit par rendre obligatoire le port du Smartphone caméra activée dès lors que l’on quittait son domicile. Pour le plus grand bonheur des fabricants de Smartphones dont les profits dépassèrent l’entendement. En sous-main, ils avaient soutenu les féministes. Ainsi, la vie de chaque citoyen dans l’espace public n’avait plus rien de privé.

Ami lecteur, vous pensez sans doute que ce petit conte relève d’un délire paranoïaque dû à une overdose de hash…tags. Espérons-le. Mais ne négligeons pas de regarder en arrière avant de nous jeter tête baissée dans le futur, sans réfléchir à ce qui se joue sous nos yeux. Ainsi, si nous revenions vingt ans en arrière, qui, parmi nous, aurait prédit que :

  • Internet ne serait pas un simple Minitel amélioré et que, par exemple, un marchand de layette pourrait savoir qu’une femme est enceinte avant son mari, ou qu’un assureur calculerait nos primes en fonction de notre mode de vie ?
  • Le discret « dièse » (#) du solfège se rebaptiserait « hashtag » pour devenir le levier d’une influence sociale et sociétale majeure ?
  • Un numéro de téléphone permettrait à des enfants de dénoncer leurs parents ?
  • Les emoticons aboutiraient à la création d’une forme de langage universel ?
  • La police utiliserait des logiciels pour prédire les lieux des délits ?
  • Des « Google car » rouleraient avant 2020 ?
  • Un milliardaire du genre de Donald Trump s’installerait à la Maison blanche ?
  • Nous pourrions organiser des vidéo-conférences gratuitement dans le monde entier ?
  • Des mini-hélicoptères sans pilote, les drones, livreraient du courrier à la place des facteurs ?
  • En France, il serait interdit de payer un commerçant plus de 1000 € en liquide ?

Bref… En vingt ans, sous l’effet de la révolution numérique – nous n’en sommes qu’au début – notre monde s’est engagé sur la pente d’une préoccupante et rapide mutation. Nous y évoluons tant bien que mal, mais nous ne contrôlons plus rien. Avec des États de plus en plus répressifs et inquisiteurs, des entreprises aussi puissantes que des états, une morale qui perturbe le bon sens comme l’aimant affole la boussole, et l’éthique qui n’inspire que les travaux universitaires, ne plus réagir relève de l’inconscience. Pour reprendre le mot de Francis Blanche, il devient urgent de penser le changement plutôt que de passer son temps à changer le pansement. Car viendra le temps où plus aucun pansement ne suffira.

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