« Entreprises et partage de la valeur : l’urgence de s’y attaquer », par Alexandre Malafaye

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Retrouvez l’article d’Alexandre Malafaye publié le 12 novembre 2019 dans l’Opinion.

En janvier 2018, dans ces mêmes colonnes, nous avions publié une chronique intitulée « le partage de la valeur, mère de toutes les batailles ». Ce postulat fut renforcé en mars 2018 par un sondage Ifop pour Synopia : 83 % des Français jugeaient alors que la richesse produite par l’entreprise n’était pas partagée de façon équitable avec ses parties prenantes. Un résultat sans appel, qui confirme la nécessité, et l’urgence, « d’inventer le capitalisme du XXIe siècle » (propos de Bruno Le Maire).

Vaste programme, certes, mais depuis deux ans, le sujet du partage de la valeur s’est installé dans le débat national et mobilise le gouvernement et le législateur, la loi Pacte en étant l’illustration la plus flagrante (Chapitre III : « Des entreprises plus justes » et section I : « Mieux partager la valeur »). Un travail qu’il convient de replacer dans la dynamique mondiale des Objectifs de développement durable (ODD) initiés par l’ONU et leur déclinaison en 17 « défis mondiaux », parmi lesquels la lutte contre la pauvreté et les inégalités. En effet, aucun espoir de paix durable ne sera possible tant que la richesse des uns (une très petite minorité) sera perçue comme étant le corollaire de la pauvreté des autres (une grande majorité). Si la réalité est bien plus complexe, il est impératif de prendre en compte cette perception partagée par le plus grand nombre.

Combat planétaire. Ce combat-là est donc planétaire et chaque pays, à l’instar de la France, doit y prendre sa part. Le fait qu’il soit « vieux comme le monde » ne doit conduire ni au fatalisme ni à l’immobilisme. L’accès universel à l’information rendra impossible la persistance longue de ces dérèglements que la mondialisation et la financiarisation de l’économie ont accentuée au-delà du raisonnable. Les peuples ne le toléreront pas. Et les nouvelles générations encore moins. Leur quête de sens et leur engagement pour le climat montrent qu’ils n’acceptent pas l’héritage des générations précédentes.

Demain, ils s’attaqueront au partage de la valeur, notamment lorsqu’ils établiront un lien de causalité entre la fabrication excessive de richesses – qui profitent à la « très petite minorité » – et la dégradation de notre planète. Ce qui reviendra, à terme, à remettre en cause un principe établi au cours du siècle des Lumières, à savoir la mise sur le même plan de la liberté et de l’égalité. Autrement dit, il sera considéré que la liberté des uns, qui s’enrichissent trop, nuit à l’égalité des autres, les assignés à la pauvreté, ceux qui subissent les conséquences de tous les dérèglements du monde. De là à sonner le glas de la liberté, il n’y a qu’un pas.

L’ouverture d’un vrai débat sur le partage de la valeur ne saurait donc être esquivée plus longtemps. L’absence de toute remise en cause compromet la soutenabilité du modèle capitaliste dans sa forme et ses pratiques actuelles. Et si chaque pays doit s’engager, il échoit d’abord aux entreprises, à commencer par les plus grandes, de s’y investir pleinement. Elles y auraient intérêt : un nouveau sondage Ifop-Synopia (octobre 2019) montre qu’aux yeux des Français, la valeur serait mieux partagée dans les TPE (57 %) et les PME (48 %) que dans les ETI (34 %) et les grandes entreprises (29 %).

Autre constat : 67 % des Français sondés considèrent que les entreprises n’adopteront pas un comportement responsable d’elles-mêmes et qu’elles attendront l’effet de nouvelles contraintes législatives (34 %) ou la pression du citoyen consommateur (33 %). C’est d’ailleurs ce qui se passe dans le domaine agroalimentaire avec la plateforme citoyenne Yuka, qui impose aux acteurs de la filière de se remettre profondément en question, faute d’être boycotté par les consommateurs.

Ceci posé, attaquons-nous aux mots et à leur portée. Si l’on comprend la « valeur » comme un simple gâteau qu’il conviendrait de mieux « partager » entre les parties prenantes, nous entrons dans une triple impasse :

– celle de réduire l’entreprise à une finalité unique, la création de richesses.

– celle du cercle vicieux, qui aboutit à la contestation permanente du partage, chaque tranche pouvant être jugée trop petite par les uns, ou trop grande par les autres.

– celle de la négation des contraintes multiples que l’entreprise doit chaque jour affronter pour survivre (concurrence, compétitivité, rémunération du capital, bouleversements technologiques, pressions sociales et sociétales, risques réputationnels, évolutions permanentes des législations et des règlements, des normes ESG, RSE, etc.)

«Plutôt que de fixer l’attention sur le rapport de force entre la rémunération du capital et du travail, il conviendrait de traiter du partage des valeurs»

Champ de vision. Il convient donc d’élargir le champ de vision, car l’empreinte de l’entreprise n’est pas seulement économique et écologique. Elle est aussi territoriale, sociale, sociétale et éthique. Les architectes du Rana Plaza au Bengladesh et les victimes de la catastropheen savent quelque chose (l’effondrement de l’immeuble en avril 2013 avait fait 1 127 morts).

Dès lors, plutôt que de parler du partage de la valeur dans l’entreprise, qui fixe aussitôt l’attention sur le partage de la valeur ajoutée (et du rapport de force permanent entre la rémunération du capital et du travail), il conviendrait de traiter du partage des valeurs. Ce glissement sémantique nous renvoie à l’article 169 de la loi Pacte qui propose aux entreprises de passer de la raison d’avoir (« l’intérêt commun des associés », selon la version ante du Code civil) à la « raison d’être, constituée des principes dont la société se dote et pour le respect desquels elle entend affecter des moyens dans la réalisation de son activité ».

Cette définition, aussi subtile soit-elle, ouvre de nouveaux horizons et pose la pierre sur laquelle il est désormais possible de s’appuyer pour passer aux travaux pratiques, en s’attaquant au partage des valeurs générées par l’entreprise. Attention cependant à ne pas céder à la facilité en se réfugiant derrière la confortable « responsabilité sociale et environnementale », et en laissant encore et toujours la soft law américaine fixer les règles de la conformité et de la moralité en Europe. D’ailleurs, selon le même sondage Ifop pour Synopia, les Français ne s’y trompent pas : ils sont 50 % à considérer que la RSE ne change rien au partage de la valeur. Pour eux, ce n’est que de la communication.

Il s’agit donc de considérer l’entreprise comme un écosystème, connecté à toutes ses parties prenantes et acceptant de cogérer avec elles, de façon dynamique, compétitive, raisonnable et responsable, la création et le partage des valeurs matérielles, immatérielles et éthiques générées par les interactions et les interrelations de l’ensemble. Si cette définition est encore loin de décrire la réalité, et si l’entreprise reste in fine maîtresse de son destin, il serait illusoire de croire que le monde nouveau dans lequel nous sommes entrés de plain-pied en une décennie, sous l’effet de la révolution numérique, ne bousculera pas les concepts et les codes de gouvernance des entreprises.

Signaux faibles. Nous pouvons bien sûr en douter mais, dans un autre registre, qui aurait pu prédire, à part quelques observateurs sensibles aux signaux faibles, que la démocratie représentative serait aujourd’hui challengée par la démocratie directe ? Qui sait si demain, ce n’est pas le concept « d’entreprise directe » qui s’imposera ?

Pour l’entreprise, aborder frontalement l’enjeu du partage des valeurs n’est ni facile ni, de prime abord, stimulant. Mais pour ses dirigeants, c’est faire preuve de courage et de lucidité. Pour trois raisons, au moins :

– éviter de subir la pression des populations ou les foudres du législateur si rien ne bougeait.

– contribuer à restaurer l’image de l’entreprise afin de tisser de nouveaux liens de confiance.

– enfin, dans un monde « archipellisé » (cf. le livre de Jérôme Fourquet) et en proie aux vagues dégagistes, faire des entreprises de véritables acteurs de la société de demain.

A la clé, c’est le futur paysage des entreprises qui pourrait bien se dessiner avec, d’un côté, celles qui auront amorcé leur transformation responsable et, de l’autre, celles de l’ancien monde qui restent figées sur leur conception à sens unique du partage. De toutes les façons, en dernier ressort, il y a fort à parier que le citoyen consommateur se chargera de séparer le bon grain de l’ivraie.

Alexandre Malafaye est président de Synopia. Synopia est un think tank indépendant. Ses travaux portent sur la gouvernance publique, la gouvernance des entreprises et les enjeux de cohésion. Parmi ses chantiers, le défi du partage de la valeur dans les entreprises, avec une proposition forte : la création d’un label européen qui récompenserait les entreprises qui se mobilisent et se transforment en faveur d’un meilleur partage de la valeur. Avec ce projet, Synopia est lauréat du Forum de Paris sur la paix qui se tient actuellement à La Villette.

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