« Démocratie, libertés et réseaux sociaux : Dormez braves gens, mais d’un seul œil ! »

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Chronique publiée dans l’Opinion par Joséphine Staron et Audrey Strochlic, chargées de mission chez Synopia.

Comment expliquer l’engouement jamais démenti pour les livres, les séries et les films d’anticipation ? Le futur dépeint y est souvent toujours le même : une tyrannie s’installe, de manière pernicieuse et opportuniste, profitant de crises économiques, sociales, écologiques, migratoires, ou d’une invasion par des extraterrestres mal intentionnés.

Les nouvelles technologies sont copieusement utilisées à des fins d’asservissement ; les classes sociales s’opposent ; un tyran ou une caste s’empare du pouvoir, par la force ou non, et révèle ensuite son vrai visage.

Si les scénarios diffèrent quant aux causes de l’instauration de ces nouvelles dictatures, l’issue est souvent la même : face à une population inerte et docile, un petit groupe de « héros », souvent jeunes, prend conscience de la gravité de la situation et fait preuve de courage en s’opposant au nouvel ordre établi, jusqu’à la victoire et au renouveau de la démocratie, sur l’air de la liberté retrouvée.

A chaque fois, ces œuvres interrogent l’actualité : sont-elles le reflet d’un danger intériorisé et redouté par le public ? S’agit-il de mises en garde délibérées contre des dérives autoritaires potentielles ? Veulent-elles nous faire prendre conscience des signes avant-coureurs ? Ou bien participent-elles plutôt d’une mise en condition, n’ayant à ce titre qu’un rôle cathartique nous permettant de justifier à nos yeux l’accumulation de nos renoncements ? Les œuvres d’anticipation constituent en cela un medium d’autant plus adéquat qu’elles nous font, in fine, miroiter le retour lointain, mais quasi certain, des libertés…

Sans basculer dans les théories du complot qui alimentent la fiction et sont souvent très éloignées de la réalité, nous pouvons légitimement tirer la sonnette d’alarme tant les raisons objectives d’être inquiet se multiplient. Certains des ingrédients nécessaires à l’avènement d’une des multiples formes du totalitarisme sont aujourd’hui réunis : érosion du lien social, perte de confiance dans les représentants élus et dans le système politique en général ; dé-hiérarchisation des informations et diminution de la qualité du débat public ; dramatisation à outrance et culture de la mise en scène permanente ; ou encore l’engouement fugace, et souvent violent, des opinions publiques, pour ne citer que quelques exemples.

Bien sûr, les mécanismes démocratiques amortissent encore les effets pervers des éléments précités, et certains contre-pouvoirs jouent toujours leur rôle, avec plus ou moins d’efficacité. En définitive, ces séries et films d’anticipation nous permettent surtout de jouer à nous faire peur. Pourtant, les grandes tendances observables peuvent faire craindre des manipulations massives de l’opinion publique destinées à l’influencer, à diriger ses regards et ses indignations, pendant que des acteurs publics et privés agissent dans l’ombre ; tout laisse d’ailleurs penser que les géants du web américain et chinois maîtrisent la technologue numérique à de telles fins.

Si le point de non-retour était un jour franchi, un héros providentiel émergerait-il afin de nous sauver des méandres de la dictature ? Il est permis d’en douter, tant nos pertes de liberté, pour manifestes qu’elles soient, sont infiniment plus pernicieuses que celles dépeintes dans les fictions, et à ce titre bien moins mobilisatrices. Aussi, la force de l’habitude peut-elle doucement s’installer : si elle est perçue comme une insupportable entrave aux libertés de ces héros survoltés, la coutume, « première raison de la servitude » selon Etienne de la Boétie, constitue un redoutable frein à la vigilance. L’individualisme croissant couplé à la léthargie puissante créée et entretenue par la société – consommation, divertissement, zapping – peuvent-ils être surmontés, afin de nous permettre d’agir par delà l’indignation ponctuelle ?

Le paradoxe si situe là : nous acceptons que le champ de nos libertés se rétrécisse afin de permettre à l’État de mieux nous protéger. Dans le même temps, nous avons l’illusion de disposer d’une nouvelle liberté grâce aux réseaux sociaux. Mais qui peut aujourd’hui prétendre que cette pseudo liberté bruyante et confuse constitue un gain par rapport à ce que nous concédons chaque jour ?

Sous l’apparence du débat qu’ils s’enorgueillissent d’instituer, les réseaux sociaux fonctionnent bien davantage comme les nouveaux théâtres des passions hystériques et éphémères, dont on ne sait qui, en réalité, les alimente. En plus d’être des amplificateurs de la réaction publique, ils donnent surtout la parole à une minorité agissante – la plupart du temps anonyme et répondant à un agenda bien défini. Il est à redouter que l’on ne bascule définitivement dans ce tribunal de l’opinion publique qui sévit déjà par certains égards. Rien n’y échappe : des actions du gouvernement et des personnalités politiques aux comportements de chacun de nous, l’avis de nos pairs, devenus juges d’un jour, s’exprime pleinement et violemment. Le risque est réel de voir cette nouvelle forme d’expression manipulée et utilisée à d’autres fins que celles de l’intérêt général.

Ainsi, face à ces dangers virtuels mais bien présents, nous nous devons à chaque instant, de faire preuve de vigilance : il en va de la bonne santé et de la vigueur de notre État de droit. Cela passe par une attention accrue aux détails, car la menace devant nous est constituée d’une succession de renoncements qui, additionnés, sont autant d’échecs pour la démocratie et les libertés individuelles. Alexis de Tocqueville avait déjà en son temps pressenti le désintéressement des citoyens à la chose publique, phénomène presque inhérent aux régimes démocratiques stables. Il importe donc de prendre sa suite et de s’arrêter sur les ressorts de la vigilance politique en temps de paix.

L’éducation de l’opinion et son éveil au sens critique seront toujours les meilleurs remparts face aux risques de manipulation. Mais cela suppose que nous soyons individuellement et collectivement disposés à préférer les processus de délibération et de discussions au sein de l’espace public, au détriment du bruit produit par l’agrégation des indignations et des condamnations proférées en chœur par des disciples dont Panurge aurait été satisfait. Il reste à inventer des procédures participatives qui ne soient ni confisquées par des minorités agissantes, ni ignorées superbement par un pouvoir politique sûr de son fait.

Ne nous trompons pas, la société dans laquelle nous vivons est probablement l’une des plus appréciables de l’Histoire, et l’Homme n’a jamais été aussi libre de faire ses propres choix de vie. Non, ce n’était pas mieux avant. Cette époque qui est celle des plus grandes libertés, couplées aux plus grandes avancées scientifiques et technologiques, nous impose d’êtres responsables et de veiller à ce que nos libertés, si durement acquises, ne nous soient pas arrachées. La responsabilité imposée par nos libertés fait que nous ne pouvons nous offrir le luxe de dormir tranquille, pendant que d’autres veillent.

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